Caravage. Corps et Ombres.

Caravage, La flagellation du Christ, Musée des Beaux-Arts de Rouen Photo:WGA

Caravage, peintre légendaire et mystérieux, adulé pour sa peinture révolutionnaire, redécouvert seulement au milieu du XXe siècle, n’avait encore jamais fait l’objet d’un tel évènement en France alors que partout dans le monde, les expositions sur l’artiste et son influence se sont multipliées ces dernières années.

En 2010, à l’occasion du 400e anniversaire de sa mort, une exposition magistrale aux Écuries du Palais du Quirinale à Rome avait permis de réunir 24 tableaux sur la cinquantaine de chefs-d’œuvres connus de l’artiste. Un véritable exploit diplomatique, considérant les négociations interminables que représente le prêt d’un tableau d’un artiste aussi important. En 2011, une exposition intitulée « Caravaggio et les caravagesques à Rome » fut organisée au Musée des Beaux-arts du Canada à Ottawa avait déjà permis de mettre en lumière l’influence considérable qu’a eu Caravage pendant son séjour à Rome.

La double exposition présentée à Montpellier et Toulouse va encore plus loin en ce sens, puisqu’elle propose d’analyser l’influence de  Caravage sur la peinture européenne du XVIIe siècle. L’exposition s’ouvre au musée Fabre avec la présentation de 9 toiles du Caravage et se poursuit en un parcours thématique sur l’influence qu’il eut sur les artistes français, italiens et espagnols. Au musée des Augustins sont exposés les chefs-d’œuvre des artistes caravagesques d’Europe du Nord.

Petit détour à Montpellier pour une rencontre artistique exceptionnelle…

De l’air !

Vue de l’exposition à Montpellier, séquence consacré à Caravage, Photo: La Tribune de l’Art

D’un point de vue strictement formel, l’exposition est une véritable réussite. Les grandes pièces d’exposition, climatisées pour la conservation des œuvres (et de fait pour le confort des visiteurs), permettent de déambuler sans difficulté malgré la foule. Point de couloir formant goulot d’étranglement, point de parcours trop ordonné au point de provoquer des bousculades. Les visiteurs vont et viennent d’un tableau à l’autre avec facilité.

Cela est dû également à l’intelligence de l’accrochage. Les tableaux, limités à une soixante-dizaine,  sont très espacés des uns des autres, ce qui rend la promenade très agréable. Chaque thème de l’exposition est repérable par une couleur est qui est attribuée à la salle, ce qui rend aussi plus facile la lecture de l’ensemble.

Vue de l’exposition à Montpellier, séquence « Les Français à Rome », Photo: La Tribune de l’Art

D’autre part, le choix des textes est très judicieux. Les textes d’introduction aux thèmes de l’exposition sont reproduits sur le document de visite, ce qui permet de lire au moment où on le désire et non pas de stationner indéfiniment à chaque étape. Enfin les cartels qui accompagnent chaque tableau proposent une explication développée mais très claire, ne rentrant pas dans des détails qui rendraient le propos flou, notamment pour un public peu expérimenté.

Finalement toute la place est laissée à l’appréciation des œuvres, au message qu’elles portent, à leur puissance émotionnelle, ce qui est assez rare pour être souligné. Enfin une exposition qui fuit l’érudition ! Et pourtant, sa portée scientifique n’est pas à remettre en cause puisque c’est sur cette base que certains musées ont accepté de prêter certains tableaux exceptionnels.

Un pas en avant

Passées ces considérations pratiques qui ont une réelle influence sur la réception de l’exposition auprès du public, il faut souligner le caractère tout à fait extraordinaire que représente la réunion de tant de chefs-d’œuvre dans un même lieu. Sept ans ont été nécessaires à la conception de cette exposition et à la négociation du prêt des œuvres.

A l’origine de ce projet scientifique et artistique, on trouve Michel Hilaire, conservateur du musée Fabre, Axel Hémery, conservateur du musée des Augustins, et l’association FRAME qui permet de faciliter les échanges d’œuvres d’art entre les musées régionaux de France et des Etats-Unis.

Caravage, L’extase de Saint François, v. 1594, Wadsworth Atheneum Museum of Art, Hartford

L’idée d’une exposition sur le caravagisme européen est née de l’observation de la richesse des collections autour de Caravage dans les musées appartenant au réseau FRAME . Bien sûr, l’exposition a dûe être complétée par des toiles venant d’autres musées prestigieux comme la galerie des Offices de Florence ou le musée du Louvre, mais il est intéressant de constater à quel point le dialogue entre les institutions muséales du monde entier est primordial pour construire le discours scientifique et enrichir notre connaissance de l’histoire de l’art.

Cette exposition est à ce point de vue également une grande réussite, et dont les qualités méritent grandement d’être imitées.

Morceaux choisis

Parmi les tableaux présentés voici une petite sélection de ceux qui m’ont particulièrement marquée ou qui permettent de saisir l’essence du discours proposé à travers cette exposition.

Parmi les premiers tableaux présentés dans la section consacrée à Caravage lui-même, Le Jeune garçon mordu par un lézard (v. 1594) fait figure d’introduction à l’art de Caravage. Un personnage à mi-corps, n’étant ni un portrait ni une scène de genre, peut-être une allégorie, en tout cas rien qui ne ressemble à la classification officielle des genres de la peinture. Tout l’art de Caravage est là: déroutant, provocateur, révolutionnaire. Ce simple tableau en dit très long sur la personnalité du peintre et sur sa capacité à rendre la réalité, distiller les jeux de lumière, travailler les attitudes.

Caravage, Jeune homme mordu par un lézard, v. 1594 Fondation Roberto Longhi, Florence Photo: WGA

Orazio Borgianni (1574-1616) fut parmi les tous premiers artistes romains à imiter l’art de Caravage. Tout en s’inspirant du maître, il conserve des caractéristiques qui lui sont bien propres. Ainsi, dans le tableau David et Goliath il reprend un certain réalisme des traits et les couleurs terreuses qu’affectionnait Caravage, ainsi qu’une composition en croix qui renforce le caractère dramatique de la scène. Pourtant il se dégage de ce tableau une excentricité totale dans l’expression des visages, l’aspect burlesque des personnages qui finalement brisent la puissance du sujet choisi.

Orazio Borgianni, David et Goliath, v. 1607-1608, Madrid, Museo de la Real Academia de San Fernando

Le célèbre tableau de Bartolomeo Manfredi intitulé Bacchus et un buveur (1620-1621) est une variation magistrale sur l’art de Caravage. Les couleurs, la lumière, les personnages cadrés à mi-corps, les attitudes sont parfaitement maîtrisées. Le tableau lui-même, entre sujet mythologique, allégorique ou scène de genre brouille les pistes à la façon du maître. Ce tableau permet de comprendre comment Manfredi fut l’artisan de la diffusion des modèles caravagesques au point qu’on parle même de « Manfrediana methodus » pour évoquer la mode caravagesque qui se développa notamment en France grâce ce peintre qui fut, sinon l’élève de Caravage, l’un de ses plus fervents admirateurs.

Bartolomeo Manfredi, Bacchus et un buveur, 1620-1621, Rome, Galleria Nazionale d’Arte Antica

Parmi tous les tableaux consacrés à la « Tentation caravagesque » dans la quatrième section de l’exposition, je me suis particulièrement arrêtée devant le tableau de Niccolo Tornioli représentant la Vocation de Saint Matthieu, réalisé pour orner la Douane de Sienne. Il s’agit bien sûr d’une variation sur le thème d’un des tableaux les plus connus de Caravage: la Vocation de Saint Matthieu de l’église Saint-Louis des-Français. Tornioli reprend ici une composition semblable mais inversée horizontalement. On peut voir le Christ entouré de ses premiers disciples désignant de la main droite Saint Mathieu derrière sa table de percepteur entourés de acolytes. Tout en essayant de conserver l’aspect dramatique de la scène par le jeux des mains et des doigts tendus, Niccolo Tornioli reste finalement extrêmement classique de le traitement de ce thème caravagesque par excellence. Les couleurs vives, l’inexistence de clair-obscur, marquent une nette différence avec l’art du maître. Les habits antiques du Christ dénaturent l’idée d’une scène située à l’époque moderne, qui est justement la force de Caravage: rapprocher les scènes bibliques de la vie contemporaine. Au moment où Tornioli réalise ce tableau, il n’a encore jamais vu les chefs-d’oeuvre du maître. Il connaît probablement la Vocation de Saint Mathieu de Caravage par simple ouï-dire ou par un croquis qu’on a pu lui en faire. Ce tableau est finalement le témoignage de la force incroyable de la peinture de Caravage et de son caractère révolutionnaire, qui fascina tellement ses contemporains qu’ils cherchèrent à l’imiter -avec plus ou moins de succès- sans même connaître ses tableaux!

Niccolo Tornioli, La vocation de Saint Matthieu, Musée des Beaux-Arts de Rouen

Dans la cinquième section consacrée à la diffusion du caravagisme à Naples et en Espagne, un tableau m’a particulièrement frappée: Le Goût de Jusepe de Ribera, peint pour une série des Cinq Sens. Ce tableau est à mon sens l’une des appropriations les plus réussies du style de Caravage. Ribera a ici fait appel au goût de Caravage pour la scène de genre et pour les petites gens qui donnent une universalité certaine au sujet traité. Ribera exclut cependant ici le recours à un personnage androgyne comme on en trouve souvent dans la peinture de Caravage. L’homme assis à derrière une table donne l’impression que le peintre a saisi la scène dans une taverne napolitaine. Le personnage à mi-corps, les couleurs terreuses, l’utilisation d’un clair-obscur léger mais tout à fait réaliste sont manifestes d’une observation précise de l’art de Caravage. L’intelligence d’avoir saisi le personnage le verre à la main, la bouche encore entrouverte et semblant se repaître de son repas, donne un réalisme et un aspect extrêmement vivant au tableau, renforcé de plus par le regard direct du personnage vers le spectateur. A tous les coups, ce tableau surprendra celui qui ne s’y attend pas!

Ribera, Le Goût, 1614-16, Wadsworth Atheneum, Hartford

Comment enfin ne pas dire un mot de la conclusion magistrale de cette exposition qui s’achève en forme de point d’interrogation sur le mystère Georges de La Tour… En effet, on ne sait que très peu de choses de ce peintre fascinant qui sans imiter réellement Caravage, sut en tirer l’essence pour créer un style pictural unique et extrêmement savant. Le choix des tableaux présentés a l’intérêt de montrer la diversité des sujets traités par le peintre: le diptyque La Vieille femme et le Vieillard (1618-19) du musée des beaux-Arts de San Francisco, Le Tricheur à l’as de carreau (1630-1635) du Louvre, ou encore le sublime tableau Le Nouveau-né (v.1645) du musée des Beaux-Arts de Rennes. Mais comment ne pas s’arrêter un instant devant la mystique Marie-Madeleine à la flamme fumante (v.1636), dont la présence dans cette exposition représente à elle seule un évènement considérable.
Il faut saluer en effet le caractère exceptionnel du prêt de cette œuvre extrêmement célèbre par le County Museum of Arts de Los Angeles dont elle constitue l’une des pièces majeures. L’atmosphère chaude et douce de ce tableau, la luminosité concentrée émanant de la bougie dont on sent presque l’odeur cireuse, confine le spectateur à la méditation sur la vanité des choses du monde, le regret des excès du passé et l’espoir d’une vie meilleure. Voici quelques vers extraits de l’Oratorio d’Alessandro Scarlatti La Madeleine Pénitente ou le triomphe de la Grâce de 1685, dont les paroles furent écrites par le cardinal Benedetto Pamphili se repentant de la vie dissolue qui mena dans sa jeunesse, et qui à mon sens illuminent totalement ce tableau.

Je sens mon âme revivre
Alimentée par une éternelle flamme
Qui ne lui rendra pas son innocence,
Mais lui indiquera la voie de la pénitence.

Extrait de l’Oratorio d’Alessandro Scarlatti La Maddalena (La Madeleine Pénitente ou le triomphe de la Grâce), 1685

Georges de La Tour, La Madeleine à la flamme fumante, v.1636, Los Angeles County Museum of Art

Caravage, caravagesque et caravagisme…

Après ce parcours au sein de l’exposition, le visiteur pourra se rendre compte que celle-ci n’a pas pour objectif de donner une définition précise du caravagisme (qui a jusqu’ici beaucoup divisé et divise encore les chercheurs), mais bien de faire ressentir au visiteur le choc extraordinaire que la peinture de Caravage a provoqué auprès de ses contemporains, et de montrer le renouvellement des solutions picturales qu’il a apporté, au point que quantité de peintres se sont inscrits temporairement ou durablement dans son sillage.

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Ils en parlent:

La Tribune de l’Art, « Corps et ombres. Caravage et le caravagisme européen », le 1e août 2012

Dossier de l’Art, n°197: Caravage et le caravagisme

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Pour aller plus loin:

Olivier Bonfait, Après Caravage, Paris, Hazan, 2012

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Sur les expositions précédentes:

Laurent Wolf, « La légende du Caravage », Le Temps, le 6 mars 2010 [à propos de l’exposition du Quirinale en 2010]

« Le Musée des beaux-arts du Canada inaugure l’exceptionnelle exposition Caravaggio et les peintres caravagesques à Rome », le 15 juin 2011

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Informations pratiques:

Entrée de l’exposition au musée Fabre de Montpellier: tarif plein: 9€ / tarif réduit: 7€ (donne accès aux collections permanentes)

Entrée de l’exposition au musée des Augustins de Toulouse: tarif plein: 9€ /tarif réduit: 5€ (accès aux collections permanentes également)

Sur présentation du billet de l’une des expositions, tarif réduit sur la deuxième exposition.

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